Paul ARDENNE

L’œil photographique vagabond (jamais le regard ne sera axial)
Paul Ardenne

 

La série photographique que nous présentent ces pages possède un titre de prime abord énigmatique : « Changer les courbes du tracé ». Rien d’explicite a priori, sauf à regarder, en leur tout, la dizaine de clichés qui la compose et sauf à se couler dans ce que viennent signifier ces derniers – les vertus du vagabondage, physique, comme optique, et celles de la vision apaisée et méditative.

Prendre les tangentes
Que voyons-nous ? Tout commence par deux photographies se complétant l’une l’autre.
Sur la première, vus de côté, deux canoës filent sur l’eau, en parallèle. Un homme et une femme les dirigent, leur demi-pagaie au bras, activée énergiquement. Pose
professionnelle : des sportifs à l’entraînement ? La seconde photographie témoigne d’un changement d’angle de vue, elle s’ouvre à plein sur l’espace liquide d’une large rivière bordée d’arbres et surmontée d’un ciel nuageux et laiteux, à la Constable. Cette masse d’eau, face à notre œil, se fraye un chemin vers l’horizon. Le cumul optique de ces deux compositions donne le ton : nous voici dans un domaine d’eau, une eau de rivière, douce, un domaine à l’intérieur duquel l’œil de Viviane Zenner, tout en promenant l’oculus de son appareil-photo, va à son tour nous promener, grâce à ses images.
Changer les courbes du tracé ? Le titre donné à cet ensemble d’images se déduit du protocole que Viviane Zenner, photographe messine, a fait sien pour fixer ses images. Soit la Moselle, qui sert de cadre et de modèle, avec ses berges boisées et ses îles en amont de la ville de Metz. Soit encore, sur la rivière, une embarcation que dirige cet ancien athlète international de canoë en ligne. Damien Mantovani en devient le complice attentif loin de la parfaite maîtrise de la trajectoire en ligne droite et dans l’axe du plan d’eau puisque la question est plutôt de perdre le contrôle axial, de divaguer, de dériver afin de placer au creux de ces paysages d’eau, la ligne d’horizon.
Les peintures de Claude Gellée, dit Le Lorrain, inspirent l’artiste photographe. Ces
tableaux en tête, elle mène l’enquête sur un milieu, quasi inaccessible : à bord du canoé, Viviane Zenner s’attache à mettre en lumière un bras mort de la Moselle, un endroit qui semble abandonné, un lieu de recueillement, de vie, lieu d’une biodiversité encore préservée.
Comment fixer la limite entre le ciel et l’eau, à plus forte raison au regard des reflets qui élargissent le visible sans forcément le baliser ? Viviane Zenner suggère de modifier les règles du jeu, le temps de quelques prises de vue, afin de se confronter à l’univers eau-ciel-paysage des rives de la Moselle.

L’image pensive
Changer les courbes du tracé, série photographique née de cette disposition à une flânerie baudelairienne sur l’eau, émane d’un désir d’exploration tranquille, d’une volonté de relâcher la pression. À le parier, le silence advient, tandis que l’atmosphère environnante se fait plus présente. L’instant se met à durer, le temps se distend, tout chronométrage oublié. L’heure est venue de regarder autour de soi et de « faire image ». Ici, c’est une berge arborée avec les débris, peut-être, d’une ancienne cabane en bordure d’eau. Là, les reflets d’arbres et de feuillages sur l’onde. Autre part, un grand nénuphar alangui sur l’eau paisible. Des fragments de ciel, souvent, l’intrusion de la lumière, toujours filtrée et jamais aveuglante (Viviane Zenner photographie tôt le matin), une sorte d’alliée, matière solidaire
venant conférer sa substance matérielle, sa vue d’élément à ce qui est vu, en le découpant toujours finement. Haute résolution des clichés, définition élevée – on peut, spectateur, se consacrer aux détails, notre œil y est convié. À relever encore : aucun des clichés de la série Changer les courbes du tracé n’a au sens strict de « punctum », cet élément central qui oriente et crispe la focalisation. De même, l’effet de surface domine celui de profondeur en dépit des reflets de la lumière dans l’onde. Notons enfin, un effet de trouble, certes discret : il arrive, spectateur, qu’il faille s’y reprendre à plusieurs fois pour s’assurer de l’orientation de l’image. L’appareil-photo, au moment de la prise de vue, a-t-il été tourné
vers le ciel ou vers l’eau ?
Les clichés qui composent la série Changer les courbes du tracé sont, à dessein, peu nombreux. Ce petit nombre s’explique. Telle atmosphère, tel emplacement saisis par la photographie ont suscité, au moment de la prise de vue, une vision au sens mystique du terme : la fixation sur une réalité visuelle qui est plus qu’un spectacle, qui ouvre à plus qu’elle, en l’occurrence sur un « sentiment du monde », une sensation d’être, mais alors profonde, inspirante, qui vous saisit. Ostensiblement et avec conviction, l’image photographique telle que la génère Viviane Zenner s’inscrit dans le cycle des « images pensives » (Régis Durand 1 ) : elle refuse le clinquant, le criard, le racoleur, le spectaculaire.
L’usage systématisé du noir et blanc qui caractérise cette image ? Cette option est l’indice le plus indiscutable qui soit d’une propension à ne jamais méduser le spectateur. La couleur, pour symétrique au réel qu’elle soit, tire l’être vers le paraître, elle se voue par voie de conséquence à entraver le processus de la scrutation. Là où l’excès d’effet, avec le noir et blanc, se voit en revanche banni au profit de l’exposé, et l’éclat, prié de déserter le champ au bénéfice d’une relative uniformité de ton invitant à regarder plus en détail, à-rebours de l’éblouissement. Une photographie sérieuse ? Plutôt une photographie studieuse, un art du « studium » où pressentir que son auteure a pris le temps de choisir,
de cadrer, d’agglomérer dans cette perspective surtout, offrir une veduta calculée,
Comprendre, une « vue » pesée où l’émotionnel tient la main du graphique, l’information, celle de la sensation, le visible, celle de l’intelligible.

De la musique en même temps que toute chose

Autre donnée encore, qui se voit mais aussi, ici, s’entend, la musique très particulière, le son en lisière du bruit de fond propres aux clichés sereins et reposés de cette série

Changer les lignes du tracé, ensemble d’images photographiques évocatrices d’un monde intemporel où les choses prennent le temps d’exister et de se faire, à un rythme qu’on croirait presque géologique et fiancé à la longue durée, au temps qui est ce qu’il est quand il se pose au lieu de fuir, suspendu (le « O temps ! Suspends ton vol » du poème Le lac de Lamartine 2 ).
Les images peuvent s’évaluer en fonction de leur contenu visuel mais aussi, avec non moins de pertinence, en fonction de leur musicalité, au prorata de la musique que leurs formes produisent dans le champ imaginaire pour quiconque les regarde, seraient-elles muettes comme c’est le cas s’agissant de photographies. Dans cette perspective esthétique et sensorielle offerte par la correspondance des arts, l’option prise par Viviane Zenner avec

Changer les courbes du tracé est celle du « presque-silence », une expression visuelle-sonore proche du sospir – ce « soupir » qui respire dans les premiers accords de la pièce Un sospiro de Franz Liszt, doux, et pouvant évoquer l’eau lente ou immobile et presque silencieuse, par exemple. Non pas l’absence totale de bruit, donc, mais le bruissement.
Celui du clapot, qui résulte du déplacement du canoé ou du glissement de l’air venté à la surface de l’eau. Celui, encore, qui naît du mouvement des eaux calmes, induisant de très basses excitations herziennes, une absence de fréquences sonores ponctuée par quelques accidents peu bruyants (la chute d’une feuille, un cri animal…) rendus perceptibles par l’ambiance de sourdine qui prévaut. Rien de commun, pour la circonstance, avec la trompetteuse Water Music de Haendel, bruyante, exubérante, qui évoque elle, plutôt, les eaux folles, cascades ou autres fontaines de la Rome classique ou du Versailles de Louis XIV, bouillonnantes.
Comparons les photographies quasi mutiques de Viviane Zenner, par exemple, avec le Batelier de Mortefontaine peint par Corot 3 . Dans la toile de Corot, le vent a beau être de faible intensité, il s’entend, il frémit, il fait passer son rythme mobile au creux des frondaisons et de la ramure des arbres, qui paraissent vibrer. Ou encore avec une des Vagues marines peintes par Gustave Courbet 4  : cette fois, c’est le ressac que l’œil entend, le travail sonore de la marée montante, un mouvement énergique se traduisant par la courbure optique de la vague et son corollaire auditivement imaginé, le bruit de l’eau mobile qui mousse sous forme d’écume. La musicalité des images de Changer les lignes du tracé, à l’inverse, incline du côté de la discrétion, une discrétion autant auditive qu’optique.
On en trouvera l’équivalent, plus sûrement, du côté des Gymnopédies de Satie ou plus proche encore, des Reflets dans l’eau de Debussy, une musique impressionniste comme un paysage d’eau d’étang, au début de la partition en tout cas, où la tranquillité prévaut – Debussy, à la troisième minute de ses Reflets dans l’eau, hausse le ton, le pianissimo devient un bref fortissimo : expression d’un énervement sonore, comme si un coup de vent était subitement passé sur l’onde, ce coup de vent qui, dans les photographies de Viviane Zenner, n’existe pas  

Venir dedans sans s’opposer
Série photographique mezzo voce, aussi stabilisée que l’eau douce les jours d’absence de vent, Changer les lignes du tracé produit sur le spectateur un effet de profondeur mentale indéniable, prodigue de réflexions, d’appropriation personnelle (qui n’a pas connu ce type de « moment », d’ambiance, sur une barque ou sur un pédalo ?). Ceci, tout en ouvrant bientôt à l’imaginaire. Cheminer cérébralement sur la rivière en compagnie des images de Viviane Zenner, c’est rencontrer « la poésie des reflets » dont parle Gaston Bachelard dans L’Eau et les rêves 6 , outre convoquer plus encore. Comment, à la vue d’un nénuphar,
ne pas revenir par l’esprit à Giverny, à l’Orangerie de Paris, où reposent les Nymphéas peints par Claude Monet, riches de subtils jeux d’espace, de miroir, de flottements indécis ? Comment, au vu de l’omniprésence du fait aqueux que nous présente Viviane Zenner, ne pas verser à cet imaginaire symbolique nourri que l’eau douce sait inspirer à titre d’élément fondamental, source de toute vie (Thalès en fait l’élément premier), évocation de milieux reposés – les lacs, les étangs, les bords de rivière – dans le giron desquels venir déposer ou soigner nos psychés toujours trop fragiles, que blesse le cours chaotique de nos vies ?
L’eau calme est, en art, particulièrement difficile à représenter, sauf à se contenter de l’équivalent du monochrome en peinture. Viviane Zenner, avec sa série photographique

Changer les courbes du tracé, assume cette difficulté, surmontée notamment par son choix de gommer dans ses images tout effet mécanique, toute présence du mouvement : le canoë et ses occupants (Damien Mantovani, elle-même) ont renoncé aux gestes vifs, à commencer par ce geste d’effort qui oblige à frapper l’onde pour avancer, engendrant des vaguelettes dont la mobilité vient troubler le reflet. Consentement à l’immobilité ou à se laisser flotter en laissant l’eau vous conduire de manière à ce que la captation du paysage soit la plus « imprimée » possible, comme à laisser la nature travailler et vous mener là où il y a à voir, sans violence, dans le presque renoncement à l’action.
Changer les courbes du tracé égale plutôt la paix des sens, de façon résolue, de concert avec la paix mise dans l’image. La photographie vagabonde de Viviane Zenner offre, avec l’appui solidaire de la rivière, l’équivalent d’une respiration sensorielle qui est aussi un arrêt sur image rédempteur, qui abaisse les tensions. Rien de baroque et rien d’expressionniste.
L’heure, en ces lieux où repose le monde humide, est à la pacification, à un entretien sans violence avec un élément naturel riche de sa matérialité, pacification que nous communiquent les images. Ici, l’œil de la photographe, celui du spectateur après elle vagabondent au fil de vues panoramiques propices à faire circuler l’esprit jusque dans les recoins de l’espace et du temps, toute vue axiale et par trop dirigiste mise à l’index.

Paul Ardenne est historien de l’art et écrivain. Il est notamment l’auteur des essais Art, le présent
(Regard, 2010) et Un Art écologique. Création plasticienne et anthropocène (La Muette / BDL, 2018).

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