Il suffit aujourd’hui d’un clic, d’un mouvement de doigt, il ne suffit que d’ouvrir sa page d’accueil, elle se connecte aux news, sur son smartphone, sa tablette, son ordinateur, pour qu’apparaissent et défilent des images d’événements sportifs. Les magazines et la télévision, jadis, les relayaient déjà : avec ces nouveaux médias, elles sont désormais plus présentes sous les yeux qu’elles ne le furent jamais. Dans un monde où il faut toujours du nouveau et du nouveau sensationnel – car c’est payant – dans un monde où l’on préfère, surtout, regarder ailleurs – car le divertissement permet d’oublier l’aliénation du quotidien – les images d’événements sportifs occupent une place de choix. En un sens, ce sont les images et récits idéaux. On ne chante plus guère les dieux ni les héros : sauf ceux-là. Le sport offre un story-telling de bon aloi : histoires d’ascension sociale, histoires de dépassement de soi, à force de travail, de ténacité, parsemées quelquefois de scandales, bien sûr, mais où la morale, une certaine morale, finit immanquablement par triompher.

Que diable Viviane Zenner allait-elle faire dans cette galère ?

Depuis plusieurs années, en effet, elle suit et photographie l’équipe féminine de handball de la ville de Metz.

Je vous entends : nous voilà bien loin, dites-vous, du star-system que j’évoquais. Voire.

Ce n’est plus seulement le foot qui intéresse aujourd’hui le monde. Et les dieux du stade aujourd’hui ne sont plus seulement des hommes. Et l’équipe féminine de handball de Metz n’est-elle pas l’une des meilleures au monde ? Jugez-en vous-mêmes par ses résultats dans les
tableaux des compétitions.

Et pourtant, donc, Viviane Zenner photographie.

Et voilà maintenant qu’elle en tire six images.

Et de tout ce qui était attendu, l’on ne reconnaît rien.

Il y a d’abord le passage au noir et blanc, qui met tout cela à distance du discours des médias, qui en un sens le déréalise, ou plutôt qui, paradoxalement, donne à tout cela une nouvelle réalité. Le noir et blanc, ou plutôt un camaïeu de gris : Viviane Zenner évite aussi bien les noirs
que les blancs profonds, saturés ; ce ne sont partout, ici, que d’infimes dégradés. Si Viviane Zenner évite donc la couleur, trop médiatique, elle évite tout autant cet autre registre qui serait celui de la photographie d’art ou d’histoire –comme on dit qu’il y a peinture d’histoire : des noirs et des blancs profonds auraient décidément quelque chose à la fois de trop esthétisant et de trop dramatisant. 

Il faut dire aussi que, bien loin du geste héroïque, des grands moments de l’action, une course, un saut, une passe, un tir, dont l’imagerie médiatique se délecte, Viviane Zenner choisit, en l’occurrence, de montrer quelque chose de beaucoup plus discret. C’est presque déceptif : elle décide de ne montrer que des corps au repos, saisis pendant les minutes de pause. À ce propos, me revient à l’esprit un texte d’Ursula Le Guin – La Théorie de la fiction-panier – où elle se demande comment on pourrait bien raconter des histoires de cueillette. On n’a jamais chanté que les hauts faits des chasseurs. Il en va ici de cela : raconter, par les images, autre chose que ce qui d’habitude est raconté.

 

Donner de la valeur, de la visibilité à autre chose qu’à l’exploit.

Et nous touchons là, je crois, au cœur du projet de Viviane Zenner.
Dans le médium même du visible, de la lumière, la photographie, elle cherche toujours à capter ce qui échappe ou presque à la vision, ce qui se trouve au seuil de la perception. Elle ne montre pas, dès lors, ce à quoi l’on pense évidemment, ce à quoi l’on pense forcément quand on parle de sport. Elle ne montre pas l’effort lui-même, les héros, ou plutôt les héroïnes, dans tout ce qu’elles ont d’héroïque, de surhumain. Elle montre le corps, non pas exactement au repos, mais au moment où il se relâche, où il se laisse aller à la fatigue. Détente. Fragilité. Faiblesse.
Il y a un moment, lorsque l’effort s’arrête, où la sueur commence à perler en haut du front. C’est ce moment-là, ce détail, fugace, dont on imagine toute la difficulté qu’il y a à le capter, dans la distance où elle se trouve, parmi la cohue du public, c’est ce moment-là que Viviane Zenner s’emploie à fixer et montrer. Ce presque invisible, qui perle un moment dans le visible, ce moment où le corps, que l’on pourrait croire machine, tant il est entraîné, tant il est virtuose, redevient corps, charnel, pesant et donc plein de grâce, ce moment où les héros, les héroïnes, baissent la garde, toute recherche de dépassement, toute volonté de puissance bue. Au milieu même d’un monde d’images trop souvent lisses, où le regard est aimanté, normé, Viviane Zenner offre ici à revoir l’humain : l’épaisseur, la profondeur d’un corps habité.

François Coadou