Les photographies de Viviane Zenner se situent dans une relation précise, précisément définie, à l’espace. Il ne s’agit pas de n’importe quelle relation, ni de n’importe quel espace. La situation que ces images occupent par rapport à l’espace s’établit selon un « dispositif d’exploration ». Cette disposition s’incarne dans « une figuration de l’espace ». Ce n’est donc pas d’un espace réel dont il est question, mais d’un espace agi par une pensée ; une pensée de l’espace en quelque sorte, une pensée « possible » de l’espace.
Qu’est-ce qu’une pensée possible de l’espace ? C’est, si l’on veut, une méditation, une rêverie au cours et cœur de laquelle se dessine un dialogue avec des images et entre des images. Les photographies de Viviane Zenner ne traitent pas expressément de la représentation, du spectacle de la représentation, mais de ses extrêmes. Les extrêmes, c’est-à-dire : le commencement et la fin, ou encore les limites. C’est dans la limite, c’est à la limite, que se manifestent les moments et phénomènes d’apparition ou de disparition.
Lorsque Viviane Zenner photographie des visages, on ne voit pas de visages. On perçoit des profils, des contours de visages, à la fois présents et absents. Ces images ne retiennent que des marques ou de phénomènes de présence et d’absence : de présences absentes ou d’absences présentes. Elles restituent une trace impalpable, un signe qui curieusement s’absente tout en étant présent. Ce sont de pures présences, ou des présences pures, qui retiennent en elles ce qui a disparu.
Selon Rosalynd Krauss, « la disparition manifeste précisément ce que nous présumons qu’elle rend absent. » La disparition manifeste une présence, la simplicité d’une présence absente au monde. La disparition manifeste une absence au présent. Elle est le signe de cette absence, et elle la signe. Et un signe, nous rappelle Roland Barthes, « est une fracture ouverte sur le visage d’un autre signe. »
Dans d’autres séries, l’absence est portée à son comble. Ce comble provoque des effets d’indistinction. L’indistinction n’est ni le flou ni l’imprécision, encore moins le vague. L’indistinction est une visualisation de l’absence. L’indistinction délie les images de leur sujet ; ainsi deviennent-elles peu ou prou irréelles.
Un paysage, en tant que tel, n’existe pas. Il faut l’édifier, le construire. C’est la photographie, substitut de l’œil, qui le fait apparaître. La photographie impose une absence de frontières entre les choses ; elle commande leur non avènement. C’est ce qui permet à ces choses de figurer — d’être — dans un paysage, et à ce paysage d’exister.
Rapporté au lexique de l’histoire de l’art, on pourrait dire des photographies de Viviane Zenner qu’elles sont « abstraites ». Mais ce n’est pas le genre ou la catégorie, « abstraction » ou autre, qui importe ici. Ce qui importe c’est ce que des images ont su abstraire. Ce qui fait sens c’est ce qui s’est abstrait d’elles et en elles ; ce qui s’est, a été, interrompu, suspendu.
Une phrase est interrompue lorsqu’on lui retire un mot, une conjonction par exemple. Dans les photographies de Viviane Zenner, les conjonctions sont absentes. L’absence de conjonctions donne la sensation que les images ne sont plus ni coordonnées ni subordonnées. Ce sont au fond des images libres. Elles ont été captées ou capturées, mais se sont échappées. Elles se sont constituées comme traces de ce qui s’échappe, de ce qui a fui, tel un chant.
La vertu d’un chant est de produire ce que des mots ne savent expliciter. Un chant se suffit à exprimer la vérité qu’il contient. « Au bois, écrivait Rimbaud, il y a un oiseau : son chant vous arrête et vous fait rougir. » Un chant a ceci de particulier, lorsqu’il émane d’une image, qu’il fait appel à toutes les ressources de cette image. Il exige une conscience de l’image selon tous ses aspects.
Chanter n’est pas seulement se servir de sa voix, de son corps, c’est aussi interpréter. Interpréter c’est appréhender diversement le monde, c’est appréhender la diversité du monde, la transcender. Transcender la diversité du monde c’est en révéler les images : révéler les images complexes, la complexité des images, que ce monde porte en lui.
Toute image est portée par le désir d’une hallucination. Toute image est portée par le désir d’être une hallucination qui deviendrait réelle. C’est pourquoi les photographies de Viviane Zenner délimitent les états et les étapes d’un voyage. Un voyage dans le paysage d’un monde qui en recèle plusieurs. Un voyage dans les paysages d’un monde qui est le sien, au-dessus du nôtre.
Alain Coulange
15 janvier 2010