Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux ?

Cela s’appelle « Corps secret », mais, à vrai dire, de corps, on n’en voit pas. Ce sont plutôt des fragments. Certaines fois identifiables : ici un pied ; là un avant-bras, que prolongent, lorsqu’on laisse remonter le regard, un coude, un bras, le début d’une épaule voire, plus loin, l’esquisse d’une oreille. D’autres fois, plus difficilement reconnaissables : la seule surface, alors, d’une peau. Des fragments, donc, et d’autant plus fragments qu’ils semblent surgir, chaque fois, d’un quasi néant – le fond noir, ou qui, ici, semble l’être –, surpris au gré d’un mouvement – le tremblé l’indique –, mais dont ne saurait déterminer la direction ni la fonction, même à bien l’étudier.

Qu’est-ce au juste qu’un corps ?

La question peut surprendre, tant sa réponse semble devoir évidemment s’imposer.

Le corps n’est-il pas la première chose vue, et la vue n’est-elle pas le premier moyen de connaître ?

Que n’en sait-on aujourd’hui : disséqué, analysé, normé, exhibé ?

À l’heure, tout à la fois, de sa médicalisation à outrance et de la pornographie courante, le corps recèle-t-il encore le moindre secret ?

Et si, malgré tout, c’était le cas ?

C’est ce doute, je crois, qu’explore Viviane Zenner.

Du cœur même de la photographie, cet apanage (du moins le croit-on souvent) de la visibilité, Viviane Zenner cherche à saisir l’invisibilité du corps, ou, pour mieux dire, ce qui échappe, dans le corps, au règne de la visibilité.

Il me revient à l’esprit cette citation célèbre, extraite de la deuxième des Méditations métaphysiques (1641) de Descartes : lorsque je regarde par la fenêtre, lorsque je dis que je vois passer des hommes dans la rue, « que vois-je » en réalité, se demande-t-il, « sinon des chapeaux et des manteaux sous lesquels pourraient se cacher des automates » ?

L’exégèse cartésienne y a vu l’aveu, souvent, d’une difficulté pour Descartes à penser le rapport à autrui. Elle serait l’expression chez lui de ce doute : ne suis-je pas, moi, le sujet du cogito, le seul sujet digne de ce nom ? Et tout ce qui m’entoure – jusqu’à cela même qui, de l’extérieur, me ressemble le plus – n’est-il pas qu’objets ? Qu’est-ce donc qui me garantit que ces apparences d’hommes sont des consciences, autant que moi j’éprouve l’être ?

Qu’importe si, à la replacer en contexte, cette citation traite en réalité de tout autre chose (de la puissance trompeuse de la langue courante en l’occurrence). C’est un fait du moins que la tradition cartésienne – et, à sa suite, la tradition scolaire – l’a retenue en ce sens. Comme c’est un fait aussi qu’elle indique bien une difficulté. Mais une difficulté, peut-être, plus inhérente à la question abordée elle-même – l’altérité – qu’à l’œuvre de Descartes. Une difficulté qu’elle aurait le mérite, bien au contraire, de ne pas chercher à éviter, de comprendre dans sa réelle complexité, apercevant aussi le rôle essentiel et paradoxal qu’y joue la vision.

Comment définir en effet la vision ? C’est, pour le dire ici le plus simplement qu’il est possible, une certaine mise en relation d’un sujet et d’un objet. D’où l’on peut aisément comprendre tout le problème qu’elle pose quand il s’agit par elle – comme par le premier et le plus crédible, en apparence, de nos moyens de connaître – d’entrer en relation avec autrui. Car, à ne le connaître que par la vue, j’aurai toujours tendance à le réifier, à le chosifier. J’aurai toujours tendance à le nier comme sujet pour ne l’appréhender que comme objet. Je m’arrêterai au corps – pour y revenir maintenant – en tant seulement qu’il est matières et fonctions, mais je l’ignorerai pour ce qu’il est vraiment, et qui le distingue d’une machine aussi bien que d’un cadavre : le réceptacle de quelque chose qui sent, ressent et qui pense.

Toujours ?

Non pas. Il y a peut-être un lieu où la vision s’ouvre à ce qui d’abord n’est pas visible : ce lieu qu’on appelle l’œuvre d’art.

Ainsi des œuvres de Viviane Zenner.

Le dispositif photographique, l’appareil et le protocole de la prise de vue permettent une expérience, ici, que l’expérience courante ne permet pas.

Il s’agit d’un corps au réveil.

D’un corps, ou plutôt, comme nous le disions déjà plus haut, des parties d’un corps. Car le cadrage, resserré, les sépare à chaque fois du tout. Abstraites donc, au sens le plus strict, ces parties réclament et provoquent dès lors un regard autre, qui s’y attarde enfin, débarrassé, comme pour la première fois, de toute préoccupation pour la fonction.

À mille lieux du regard pornographique, attaché quant à lui à tout considérer de l’extérieur et à tout réduire à la fonction, l’enjeu du dispositif photographique est de parvenir à surprendre, à transcrire et à faire voir ici les mouvements infimes et inutiles du corps, dans cet état précieux, dont a parlé Marcel Proust, qui n’est plus tout à fait le sommeil, mais qui n’est pas encore la veille. Comme autant d’indices de la présence en lui d’un sujet, d’autant mieux discernable, en tant que tel, qu’il est encore dépris du monde et qu’il n’est occupé encore que de lui-même.

Mais l’œuvre d’art ne se contente pas d’échafauder, précisément et patiemment, ce dispositif, ce piège à montrer l’invisible, ou plutôt l’invu. Afin d’en achever l’effet, elle passe de surcroît par le biais de la métaphore.

Ces mouvements infimes et inutiles, saisis au fil d’un temps long de prise de vue, engendrent un certain flou sur la photographie. Et ce tremblé, ce granulé de la photographie produit sur notre œil – c’est physiologique – le même effet que produirait sur lui une source lumineuse. L’image du corps, ici, nous propose du corps une image lumineuse.

C’est peut-être cela, justement, le secret du corps dont nous parle Viviane Zenner : cette vertu qu’il a d’être lumière, comme le disait l’ancienne métaphysique ; cette manière d’être singulière parmi les autres corps, qui fait qu’il est susceptible d’éclore en sujet. À proprement parler d’ailleurs, il ne s’agit pas là d’un secret. C’est un mystère.

François Coadou